Préambule
J’ai un drôle de père. Je suis la fille d’un cinéaste mal connu mais d’un « sacré » cinéaste quand même. D’un homme qui, sans caméra, est largué en lui-même. D’un homme qui s’est accroché toute sa vie au cinéma du réel pour y chercher un sens. Donner un sens à une réalité qui lui échappe, de plus en plus complexe, qui déborde de n’importe quel cadre (familial ou professionnel). A moins que filmer ne soit une manière de contester une morale religieuse qui le poursuit comme une ombre depuis l’adolescence et avec laquelle il se débat?
Cadrer pour échapper au cadre? Quels liens profonds se tissent entre lui et ses films? Mon père n’a-t-il pas été l’objet d’obsessions, qu’il a cherché à filmer sans cesse?
À l’origine
Je m’appelle Emmanuelle Bonmariage, fille d’Emmanuel Bonmariage. Je suis un des enfants du «premier lit».
Mon père impose mon prénom à ma mère trois jours après ma naissance.
J’avais déjà été nommée, Hélène, mais seul devant les autorités communales, il choisit un autre prénom, le sien.
Ce “détail” aurait-il créé un attachement particulier à lui? Un attachement renforcé par un père en grande partie sur les routes, des «routes» parfois dangereuses, prenant des risques en tous genres, jusqu’au jour où je le sens partir. Il a avalé une dose supra létale d’arsenic, j’ai 9 ans et les nouvelles quant à sa sortie du coma sont floues. Une vie bascule pour nous, les enfants du premier lit.
Plus tard, il me racontera que c’est le regard intense que j’avais enfant, au travers de la vitre qui nous séparait de cette chambre stérile, qui l’a fait revenir à la vie.
Je regarde ses films depuis toute petite déjà. A l’époque, mon père n’est à la maison que quand il n’est pas en tournage, c’est-à-dire pas souvent. A n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on entend souvent dire “Papa travaille!” Alors, je l’interroge à travers ses films.
Pour moi, il «est» ses films, c’est le lien qui me lie à lui depuis l’enfance.
– Qui es-tu quand tu ne filmes pas?
– …Quand je ne filme pas… je peux filmer dans ma tête…
Ce que racontent les films de Manu
A travers les images rapportées par Manu, je suis touchée par une humanité profonde dans tout ce qu’elle a de complexe, de drôle, d’absurde et d’émouvante à la fois.
Je grandis avec un père qui s’entête, se passionne à filmer la société alors qu’il crée lui- même dans sa propre vie une micro société, avec femmes, maîtresses, enfants légitimes, illégitimes, secrets, douleurs, abandons, laissant émerger au fil du temps une série de séquences de vie hors du commun digne de son cinéma direct !
Comment pourrais-je, aujourd’hui, alors qu’il me lègue une caméra, ne pas vouloir le filmer? Comment pourrais-je ne pas être animée par le désir de rendre hommage, l’air de rien, à tous ces «personnages» sortant d’un réel plus que nature forcément biaisé par son regard de cinéaste?
Je ne joue pas à «L’arroseur arrosé», je me sens plutôt mue par un désir de clarté et de questionnement autour de cette captation du réel, du don de soi à la caméra. Par ailleurs, je sais que certains protagonistes filmés par Manu ne sont pas forcément à l’aise avec l’objet final. Avec ce qu’ils ont laissé voir d’eux-mêmes à un moment donné de leur vie. C’est humain, compréhensible. Pourtant, ce don de soi au sein d’un film documentaire est important à mes yeux en dehors de toute doctrine ou morale écrasante, culpabilisante.
On est tous tellement bien imparfait, même Manu, cet émotif actif primaire comme il aime à se décrire, un instinctif qui agit sans réfléchir de prime abord. Qui tombe sous le charme d’êtres marginaux ou en crise. Autant de personnages-miroirs pour son cinéma du direct, appellation à laquelle il tient rigoureusement.
Ce caméraman/réalisateur qui a filmé tant d’êtres humains plongés dans des moments de vies complexes, saisissant la fragilité, la
vulnérabilité, l’aspect parfois tragi-comique de certaines situations, s’est toujours dérobé un peu à mes yeux.
Tous ces êtres ancrés dans leur propre réel sont devenus les «personnages» du cinéma de Bonmariage.
Et pour moi, tous ces personnages sont les fragments d’un seul portrait : celui de mon père qui me semble le meilleur des sujets d’un film de Manu Bonmariage!
Un personnage parfait qui pourrait sortir tout droit de son cinéma direct. Manu concentre à lui tout seul les héros de son cinéma.
Manu, l’homme qui ne voulait pas lâcher sa caméra
Lors du tournage de mon film, Manu a 76 ans.
Il cherche alors à réaliser son projet, «Le tourbillon de ma vie», il veut refaire encore un film… (Vivre sa mort,son dernier film, est sorti en mars 2015).
Ce n’est pas l’âge en soi qui l’arrête, mais plutôt sa mémoire qui lui joue des tours car il vient d’apprendre qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer.
Dès le départ de mon propre film, sa caméra s’ impose d’elle-même, il ne la lâche pas et en joue comme d’une excroissance,…
Pas si évident de s’en détacher. Quel rôle joue-t-elle au bout du compte? Bouclier? Bouée de sauvetage? Marque de fabrique? Manu va continuer à filmer durant le tournage, et au-delà de me filmer avec mon équipe, il va se filmer lui, seul, comme si la caméra était un étrange confesseur…
La transmission
Avec un père comme Manu, s’il est question de transmission, elle n’est certainement pas ostentatoire.
C’est un homme trop occupé par lui-même…
Au-delà des époques, des générations, qu’est-ce qu’on transmet malgré nous et qu’est-ce qui nous a été transmis?
Que puis-je encore apprendre de lui aujourd’hui?
Je crois qu’on a beau dire, on a beau faire, écarter de soi, le père, la
mère, frère, sœur, histoire de se définir en dehors de l’héritage commun, il existe malgré tout un lien inéluctable, alors on tente de trier, ça je prends, ça je laisse ! Sans compter sur ce qui resurgit à notre insu.
Tout au long du film, j’interroge et je démonte le fait même de filmer le réel, le nôtre entre
autre. Et je cherche à le mettre en miroir mais aussi en porte-à-faux avec les films de mon père.
La maladie
Dans le film, je ne divise pas l’homme de son oeuvre. Il est son oeuvre. Il m’apparaît donc intéressant de la lui rappeler.
La maladie d’Alzheimer est une chose extrêmement déstabilisante aussi bien pour la personne touchée que pour son entourage. Lors du tournage, Manu a une certaine conscience de sa maladie, il sait qu’elle est visible, que le film en témoignera. Cette conscience le fragilise, mais il ne cherche pas à s’en cacher. Il filme lui-même sa consultation chez le neurologue. Manu n’a jamais été quelqu’un de pudique.
Manu dit : «Je suis Alzheimer-rien, j’aime ce rien.» Mon père se perd au moment où je cherche à le cerner.
Emmanuelle Bonmariage
– Toi tu es capable de t’arrêter de filmer?
– M’arrêter de filmer? Je voudrais bien filmer mon enterrement en tout cas, mais il faudra que tu sois là pour récupérer la caméra à la dernière minute!